mercredi 15 décembre 2010

Le mythe de Sisyphe - Albert Camus


Je dirai encore longtemps que toutes les théories philosophiques, connues et moins connues, sont le fruit de l'expérience de leur auteur, donc subjectives pour une grande majorité. C'est un recueil d'avis et de visions de la vie que des auteurs ont pris le temps de partager avec l'humanité, intéressée bien entendue. Mais ça ne reste qu'un angle de vue, il ne faut donc pas prendre tout ce qu'ils disent pour des citations et des vérités absolues parce que leurs théories sont très souvent liées à leurs histoires personnelles et sont donc très loin d'être des "vérités" encore moins "la vérité". C'est bien d'ailleurs d'appeler ça des "essais" parce que c'est exactement ce que c'est et c'est ce que ça restera, à mon avis, jusqu'à la fin des temps.

Dans cet essai, Camus traite de l'acte du suicide face à l'absurdité de l'existence, mais ce qui l'intéresse surtout ce sont les conséquences suite à cette prise de conscience, que faire lorsqu'on est conscient que cette existence est absurde? Voici là une question qui m'intéresse au plus haut point !

Lorsque les illusions disparaissent et ne demeure que le monde tel qu'il est, on est tout à coup submergé par une peur inexplicable mêlée à une horreur extrême, on ne sait plus que faire, ni vers quoi nous retourner, on a l'impression d'étouffer et on commence à tirer le col de son sweet croyant que c'est ce qui nous étouffe. C'est l'angoisse. Alors on essaie de comprendre, on fait de notre mieux... Et à ce moment je pense que nous avons le choix entre 3 solutions :

  1. On court se remettre dans le bain de la vie, en embrassant très fort toutes ces illusions sans lesquelles décidément il est très difficile de vivre... ou bien parce que tout simplement, on ne nous a pas appris à vivre autrement.
  2. On saute, on part en courant de toutes nos forces embrasser le néant, parce que même si nous ne savons pas ce qui nous attend de l'autre côté, néanmoins nous savons que nous n'avons aucune envie de retourner là-bas, dans notre quotidien absurde.
  3. La bonne solution, celle qui nous donnera la réponse au sens de la vie, comment exister librement. Je suis sûre qu'elle existe mais je ne l'ai pas encore trouvée. Pourquoi j'en suis aussi sûre ? Parce qu'elle doit exister, forcément. Si cette existence est une énigme, elle doit bien avoir une solution. 
Et si je surestime cette vie, alors ce serait bien dommage. Mais le fait de ressentir cette angoisse, pour moi ça veut bien dire quelque chose. C'est comme si on se retrouve face à un mur, les lumières s'éteignent, on est dans le noir, on a peur et alors soit on fait demi-tour ou bien on se suicide mais je pense qu'il est clair que ce ne sont pas les seules alternatives. Camus lui-même dit que plein de penseurs arrivent à ces terres désertes, mais combien pressés d'en sortir ! Alors qu'au contraire il faudrait s'accrocher et explorer ces nouvelles végétations.

Camus dit qu'il n'y a pas que l'esprit qui entre en jeu et que le corps a aussi son mot à dire et qu'il refuse de s'auto-détruire.

Camus a une très belle plume, comme dans ce passage que j'ai eu envie de reprendre :
"Les grands sentiments promènent avec eux leur univers, splendide ou misérable. Ils éclairent de leur passion un monde exclusif où ils retrouvent leur climat. Il y a un univers de la jalousie, de l'ambition, de l'égoïsme ou de la générosité."
Si j'adore lire les philosophes c'est parce que j'y retrouve toujours des messages qui me sont directement adressés, des messages de la plus haute importance puisqu'ils sont destinés au moi qui compte le plus pour moi. Dans ce livre, Camus a dit que notre esprit trouverait la paix si nous réussissions à trouver une liaison, un principe unique qui relierait et résumerait le Tout. Que nous serions très tranquilles si l'on disait que l'univers souffre comme nous et qu'inconsciemment, pour nous, comprendre veut dire réduire le tout à ce que nous sommes. Mais ça ne peut pas marcher comme ça.

Cette réflexion me fait penser à Dieu, quand nous essayons de lui attribuer des sentiments ou des réactions propres à l'Homme, parce que misérables que nous sommes, c'est tout ce que nous savons. Notre savoir se limite à ce que nous sommes et à l'exploration du monde qui nous entoure. Mais nous sommes bien incapables de créer au sens le plus vrai du terme. Créer ce qui n'existe pas, ce qui n'a jamais existé avant. ça, nous ne le pouvons pas. Cette vérité devrait être suffisante pour nous réduire à un mutisme, une humilité, un respect profond, un émerveillement envers tout ce qui nous dépasse et ce qui nous dépassera toujours. Parce qu'il y a des choses qui sont hors de notre portée, quoi que nous fassions, quoi que nous croyions. Parce que depuis 4 millions d'années que nous existons, nous n'avons pas avancé d'un millimètre lorsqu'il s'agit de répondre à nos questions existentielles les plus fondamentales. Mais nous refusons d'admettre notre faiblesse et les limites de notre esprit. Nous avons peut-être posé les mauvaises questions, je ne sais pas. Mais je pense que si les réponses nous sont interdites c'est que nous les connaîtrons au bout du chemin. A ce moment là nous nous retournerons, nous verrons l'existence que nous avons traversée, et nous comprendrons. Ce n'est pas un espoir, c'est une intuition. Et si notre énigme avait un énoncé, ce serait celui-la : "Tu ne sais pas qui tu es, ni d'où tu viens, ni où tu es, ni où tu vas, ni pourquoi tu es là, et ce sont dans ces conditions que tu devras "vivre". C'est ça le deal." Pourquoi ce deal ? Je n'en ai aucune idée et nous ne le saurons pas de si tôt, mais ce que je sais c'est que peu de gens vivent.

Les trois "issues" que j'ai citées plus haut, je les retrouverai un peu plus loin dans l'œuvre de Camus, il y ajoutera un quatrième point néanmoins et pas des moindres, celui du "saut" vers une religion. J'adore sa métaphore parce que c'est exactement ça, nous abandonnons nos réflexions et tout le travail et le chemin que nous avons fait jusqu'à cet instant et nous sautons. Nous nous remettons à Dieu. "Je n'arrive pas à trouver de solution à cette énigme, sauve-moi !" "Je me donne entièrement à Toi, j'ai confiance en Toi." Et nous sautons. Nous quittons une rive et sautons vers l'autre parce que nous en avons marre. ça a l'air stupide mais ça reste une alternative à envisager. Il y a un peu de folie aussi dans ce geste. Un saut. C'est exactement ça. Tout à coup tu abandonnes tous tes repères, tout ce que tu as bâtis et tu sautes. Presque sur un coup de tête.

Camus éloigne donc cette issue religieuse et nous rappelle sa problématique : peut-on vivre ou non, avec ce que l'on sait et avec cela seulement, sans aller se réfugier dans la religion, ni dans la mort mais en regardant l'absurde droit dans les yeux sans jamais détourner son regard?

"Maintenant le principal est fait. Je tiens quelques évidences dont je ne peux me détacher. Ce que je sais, ce qui est sûr, ce que je ne peux nier, ce que je ne peux rejeter, voilà ce qui compte. Je peux tout nier de cette partie de moi qui vit de nostalgies incertaines, sauf ce désir d'unité, cet appétit de résoudre, cette exigence de clarté et de cohésion. Je peux tout réfuter dans ce monde qui m'entoure, me heurte ou me transporte, sauf ce chaos, ce hasard roi et cette divine équivalence qui naît de l'anarchie. Je ne sais pas si ce monde a un sens qui le dépasse. Mais je sais que je ne connais pas ce sens et qu'il m'est impossible pour le moment de le connaître. Que signifie pour moi signification hors de ma condition ? Je ne puis comprendre qu'en termes humains. Ce que je touche, ce qui me résiste, voilà ce que je comprends. Et ces deux certitudes, mon appétit d'absolu et d'unité et l'irréductibilité de ce monde à un principe rationnel et raisonnable, je sais encore que je ne puis les concilier. Quelle autre vérité puis-je reconnaître sans mentir, sans faire intervenir un espoir que je n'ai pas et qui ne signifie rien dans les limites de ma condition ?
Si j'étais arbre parmi les arbres, chat parmi les animaux, cette vie aurait un sens ou plutôt ce problème n'en aurait point car je ferais partie de ce monde. Je serais ce monde auquel je m'oppose maintenant par toute ma conscience et par toute mon exigence de familiarité. Cette raison si dérisoire, c'est elle qui m'oppose à toute la création. Je ne puis la nier d'un trait de plume. Ce que je crois vrai, je dois donc le maintenir. Ce qui m'apparaît si évident, même contre moi, je dois le soutenir. Et qu'est-ce qui fait le fond de ce conflit, de cette fracture entre le monde et mon esprit, sinon la conscience que j'en ai ? Si donc je veux le maintenir, c'est par une conscience perpétuelle, toujours renouvelée, toujours tendue. Voilà ce que, pour le moment, il me faut retenir. A ce moment, l'absurde, à la fois si évident et si difficile à conquérir, rentre dans la vie d'un homme et retrouve sa patrie. A ce moment encore, l'esprit peut quitter la route aride et desséchée de l'effort lucide. Elle débouche maintenant dans la vie quotidienne. Elle retrouve le monde de l'"on" anonyme, mais l'homme y rentre désormais avec sa révolte et sa clairvoyance. Il a désappris d'espérer. Cet enfer du présent, c'est enfin son royaume. Tous les problèmes reprennent leur tranchant. L'évidence abstraite se retire devant le lyrisme des formes et des couleurs. Les conflits spirituels s'incarnent et retrouvent l'abri misérable et magnifique du cœur de l'homme. Aucun n'est résolu. Mais tous sont transfigurés. Va-t-on mourir, échapper par le saut, reconstruire une maison d'idées et de formes à sa mesure ? Va-t-on au contraire soutenir le pari déchirant et merveilleux de l'absurde ? Faisons à cet égard un dernier effort et tirons toutes nos conséquences. Le corps, la tendresse, la création, l'action, la noblesse humaine, reprendront alors leur place dans ce monde insensé. L'homme y retrouvera enfin le vin de l'absurde et le pain de l'indifférence dont il nourrit sa grandeur.
Insistons encore sur la méthode : il s'agit de s'obstiner. A un certain point de son chemin, l'homme absurde est sollicité. L'histoire ne manque ni de religions, ni de prophètes, même sans dieux. On lui demande de sauter. Tout ce qu'il peut répondre, c'est qu'il ne comprend pas bien, que cela n'est pas évident. Il ne veut faire justement que ce qu'il comprend bien. On lui assure que c'est péché d'orgueil, mais il n'entend pas la notion de péché; que peut-être l'enfer est au bout, mais il n'a pas assez d'imagination pour se représenter cet étrange avenir; qu'il perd la vie immortelle, mais cela lui paraît futile. On voudrait lui faire reconnaître sa culpabilité. Lui se sent innocent. A vrai dire, il ne sent que cela, son innocence irréparable. C'est elle qui lui permet tout. Ainsi ce qu'il exige de lui-même, c'est de vivre seulement avec ce qu'il sait, de s'arranger de ce qui est et ne rien faire intervenir qui ne soit certain. On lui répond que rien ne l'est. Mais ceci du moins est une certitude. C'est avec elle qu'il a affaire : il veut savoir s'il est possible de vivre sans appel."
Et voilà. Nous restons toujours sur notre case de départ, et si la majorité avance sans problème dans ce monde et se laisse gentiment apprivoiser par cette vie quotidienne avec ses habitudes et ses gestes répétitifs, le philosophe refuse de se soumettre à cette "condition humaine" et exige de comprendre. Il ne peut pas "vivre" comme les autres. Alors il reste là. On le prendra pour un fou ou pour un con qui s'emmerde tellement dans sa vie qu'il la passe comme ça, debout sur sa case de départ, encore sous le choc du miracle de la vie, encore émerveillé d'exister à partir du néant... Et si vous réussissez à oublier votre histoire et à prétendre vivre en jouant le jeu de la société, le philosophe lui se souvient. Il est celui qui a gardé sa mémoire depuis sa naissance et n'a jamais pu oublier l'intensité de ce premier cri. Le philosophe n'oublie pas ces choses-là. Mais le paradoxe du philosophe est qu'il ne sait pas et est conscient qu'il ne saura jamais. Que faire alors ? Rejoindre la troupe ou rester là ? A quoi m'avance alors d'être consciente ? Des fois je me demande si "les autres" n'ont pas raison. Peut-être ont-ils trouvé la solution et la vie se résume juste à ça. Peut-être sommes-nous les imbéciles dans l'histoire. ça me rappelle ce psychiatre qui, une fois sorti de l'asile où il a passé quelques mois pour mener une étude, il affirme : je ne sais plus qui sont les vrais fous, eux ou nous.

Je n'ai pas été d'accord avec Camus sur certains points :
  • Il a dit que Dieu s'il existe c'est que soit il est mauvais soit il est impuissant. Comme quoi même un esprit éclairé comme celui de Camus peut parfois sombrer dans le noir le plus total ! Nietzsche aussi qui avait une intelligence extraordinaire pouvait être extraordinairement stupide par moments ! Dieu est... Dieu. ça devrait suffire comme phrase. J'adore par contre comment Einstein parle de Dieu et de la notion du mal.

  • Camus dit aussi que dans la vie ce qui compte c'est la quantité et non la qualité, que le monde étant absurde, ce qu'il faut c'est vivre le plus longtemps possible en faisant face à cette absurdité plutôt qu'avoir une qualité de vie, puisque cette notion ne veut rien dire quand on sait que la vie est absurde, alors ce qui compte c'est tenir le bras de fer le plus longtemps possible et croiser les doigts pour que la mort ne s'abatte pas sur nous trop vite, parce que Camus a compris que ça nous ne le décidons pas et pour lui c'est juste une question de "chance". No comment.
 J'ai adoré par contre son chapitre sur Don Juan, excellent :
"S'il suffisait d'aimer, les choses seraient trop simples. Plus on aime et plus l'absurde se consolide. Ce n'est point par manque d'amour que Don Juan va de femme en femme. Il est ridicule de le représenter comme un illuminé en quête de l'amour total. Mais c'est bien parce qu'il les aime avec un égal emportement et chaque fois avec tout lui-même, qu'il lui faut répéter ce don et cet approfondissement. De là que chacune espère lui apporter ce que personne ne lui a jamais donné. Chaque fois, elles se trompent profondément et réussissent seulement à lui faire sentir le besoin de cette répétition. "Enfin, s'écrie l'une d'elles, je t'ai donné l'amour." S'étonnera-t-on que Don Juan en rie. "Enfin ? non, dit-il, mais une fois de plus." Pourquoi faudrait-il aimer rarement pour aimer beaucoup ?"
J'adore.

Camus voudrait rendre "l'inutilité de la vie" magnifique à nos yeux à n'importe quel prix. Il en arrive même à nous dire que Sisyphe est heureux malgré son châtiment qui consiste à tirer le rocher jusqu'au sommet de la montagne, puis le laisser retomber et redescendre le remonter et ce jusqu'à l'infini... Il nous dit qu'à partir du moment où nous sommes conscients de cet acte inutile et répétitif et bien on peut en tirer de la joie. Moi je dis que l'être humain est vraiment pathétique mais bon qui nous en voudrait ? Comme on n'a le contrôle et le pouvoir sur rien du tout, on se force soi-même à aimer ce qu'on a et on se ment, et on en est conscient. Peut-être devrions-nous nous en réjouir ? En tout cas c'est ce que veut Camus. C'est le moyen qu'il a trouvé à ce stade de sa vie pour "échapper" à l'emprise de Dieu et à son destin.

Enfin, cette lecture a été très enrichissante certes, et il m'a donné très envie de découvrir l'intégrale œuvre de Dostoïevski et de Kafka.

6 commentaires:

littlefrog a dit…

C'est le premier essai philosophique que j'ai lu, quand j'avais 16 ans, pendant les vacances d'été, et je crois que je n'avais pas tout suivi. J'ai du mal avec la philosophie encore aujourd'hui, mais tu me donnes envie de m'y remettre pour parfaire ma culture !

Hajar a dit…

Je n'ai pas tout capté aussi, c'est sûr, mais c'était très intéressant.

ieo9 a dit…

Merci pour cette critique! Je viens de terminer cette oeuvre d'Albert Camus et j'étais très déboussolée, ne sachant pas si j'avais bien saisi tout ce que j'avais cru saisir. ;) Ton texte était très clair et très constructif, pertinent aussi.

Merci beaucoup!

Hajar a dit…

Ton commentaire me fait très plaisir, contente d'avoir pu t'être utile ! ^^

Joyce a dit…

Je n'ai pas encore lu ce texte mais ce n'est pas l'envie qui m'en manque ^^ J'attends le bon moment pour me le procurer en tout cas ton billet est très intéressant!

Denis a dit…

je suis passionné par Camus, d'ailleurs j'ai créé sur over blog une communauté autour de Camus

Et Dostoievski en effet est souvent cité par Camus qui a adapté au théâtre Les possédés et les frères Karamozov, j'en ai parlé hier sur mon blog

http://bonheurdelire.over-blog.com/article-lecture-commune-les-freres-karamazov-de-dostoievski-113362871.html

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